Éditorial de la lettre bimensuelle n°110

La vio­lence de l’écran à la rue

Dans une escalade qui sem­ble sans fin, chaque jour apporte dans l’actualité son lot de vio­lences. Elles appa­rais­sent comme l’effet d’un mélange com­plexe de fac­teurs anciens et nou­veaux. Alors que les racines se trou­vent dans des iné­gal­ités sociales, des dys­fonc­tion­nements édu­cat­ifs et des crises d’identité, l’ère numérique ampli­fie ces ten­sions en offrant une tri­bune aux dis­cours haineux et en créant des espaces de rad­i­cal­i­sa­tion. En effet, les réseaux soci­aux et les jeux en ligne ne sont pas les caus­es pre­mières de ces dérives, mais ils en acca­parent la dif­fu­sion et inten­si­fient l’impact sur nos com­porte­ments indi­vidu­els et col­lec­tifs.


L’exemple trag­ique du meurtre de Louise, une fil­lette de 11 ans, illus­tre par­faite­ment com­ment la sphère numérique peut devenir le déclencheur d’actes d’une vio­lence inouïe. Le sus­pect, Owen, un jeune homme de 23 ans, aurait per­du le con­trôle de lui-même après un dif­férend sur une par­tie de Fort­nite, un jeu vidéo de com­bat dont le but est d’être le dernier sur­vivant. Cet événe­ment, qui révèle com­ment l’agressivité virtuelle peut débor­der dans le monde réel, a été relayé mas­sive­ment sur les réseaux soci­aux et a ravivé le débat sur l’influence des jeux en ligne : cer­tains y voy­ant une propen­sion à exac­er­ber des pul­sions déjà présentes, tan­dis que d’autres insis­tent sur le fait qu’il s’agit avant tout d’un symp­tôme de mal-être plus pro­fond et d’une société en muta­tion où les notions de bien et de mal sem­blent avoir dis­paru.


Par­al­lèle­ment, les plate­formes numériques, loin de n’être que des lieux d’échanges inof­fen­sifs, se trans­for­ment en véri­ta­bles vecteurs de haine et d’extrémisme. Sur des espaces tels que les forums de Steam, la pro­liféra­tion de con­tenus anti­sémites et de dis­cours d’extrême droite démon­tre com­ment les réseaux de joueurs peu­vent, par le biais de tech­niques de « copy­pas­ta » et de pro­fils d’informations, con­tribuer à banalis­er des idéolo­gies dan­gereuses. Ces con­tenus, facile­ment partagés et sou­vent peu con­trôlés, vien­nent nour­rir des com­porte­ments qui, s’ils ne déclenchent pas directe­ment la vio­lence, créent un cli­mat d’exclusion et de défi­ance prop­ice à l’escalade des con­flits.


De même, les défis qui cir­cu­lent sur Tik­Tok, Insta­gram ou Snapchat sont une illus­tra­tion frap­pante de vidéos à car­ac­tère tox­ique. Pour attir­er l’attention et gag­n­er en « pop­u­lar­ité », cer­tains jeunes – ou moins jeunes – se livrent à des actions de plus en plus extrêmes, par­fois au détri­ment de leur pro­pre sécu­rité ou de celle des autres. Ce besoin de recon­nais­sance numérique ali­mente une spi­rale où la vio­lence devient un moyen d’exister sociale­ment.
En out­re, le cyber­har­cèle­ment con­stitue une autre facette de l’agressivité ampli­fiée par le numérique. Des doc­u­men­taires comme Lind­say, la mécanique du har­cèle­ment, de Félix Seger, dif­fusé sur France2 le 17 novem­bre 2024, mon­trent com­bi­en les réseaux soci­aux peu­vent devenir le théâtre d’attaques répétées, désta­bil­isant psy­chologique­ment des indi­vidus déjà vul­nérables. Ce phénomène, qui touche tant les ado­les­cents que les adultes, révèle que der­rière l’anonymat offert par Inter­net se cache sou­vent une bru­tal­ité exac­er­bée par l’absence immé­di­ate de con­séquences, invi­tant cer­tains à franchir la ligne entre l’altercation virtuelle et la vio­lence physique.


Face à ces réal­ités, il est urgent de repenser notre rap­port aux envi­ron­nements numériques. Dans un con­texte de dis­lo­ca­tion famil­iale, de recul de l’autorité et de perte des valeurs morales et civiques, il con­vient de recon­naître le rôle amplifi­ca­teur des jeux en ligne ou des réseaux soci­aux, et d’agir. Des mesures éduca­tives, une meilleure régu­la­tion des con­tenus et une prise en charge plus effi­cace des vic­times, ain­si qu’une intro­spec­tion col­lec­tive sur la manière dont nous val­orisons l’agressivité dans notre cul­ture, sont indis­pens­ables pour frein­er cet engrenage.


En défini­tive, la vio­lence actuelle est le reflet d’un monde en tran­si­tion, où les out­ils numériques, tout en offrant des oppor­tu­nités de rap­proche­ment et de partage, débri­dent égale­ment nos pires ten­dances. Seule une approche glob­ale, inté­grant à la fois un encadrement rigoureux et une édu­ca­tion ren­for­cée à l’usage respon­s­able du numérique, per­me­t­tra d’en atténuer les effets et de retrou­ver dans notre société la place de la rai­son et du dia­logue.


Inutile de dire que cela ne pour­ra se faire en un jour.

Hugues Saury
Le 16 févri­er 2025